jeudi 4 août 2011

wiki-roman-feuilleton (1/60)

Petit avertissement inaugural : ceci est le premier épisode d'un roman d'anticipation qui se passe en 2041. Il ne prétend absolument pas décrire la wikipédia d'aujourd'hui, même si certains enjeux et thématiques pourront paraître familiers. Comme beaucoup de récits de science-fiction, celui-ci possède une terminologie spécifique (encyclopédie première, encyclopédie seconde…) qui s'éclairera progressivement.

— Bien dormi ?
Le conversant s’allumait aussitôt qu’il percevait un ratio suffisant de mouvements musculaires, respirations saccadées et grognements pour laisser présager de l’état d’éveil. Ramaad se retourna deux ou trois fois. Il lui répondit sans vraiment s’en rendre compte :
— Oui, oui…
Le conversant ne réagit pas tout de suite. Il laissa s’écouler quelques dizaines de secondes vraisemblablement nécessaires à l’établissement d’une situation de communication rassérénée. Ramaad eut le temps de tendre plusieurs fois bras et jambes. Il entreprit finalement de se lever. Le conversant jugea approprié de lui demander :
— Pas de souci ?
— Non, non…
— Tu es sûr ?
— Oui, oui…
— Si tu en as, n’hésite pas à me le dire. Je suis ton ami. Tu peux tout me confier.
Ramaad éteignit le conversant. Il le faisait rarement — mais beaucoup plus que la moyenne des gens qu’il connaissait. Il inspira bruyamment. Le silence lui faisait du bien. Il avait besoin de réveiller ses sens — d’apprécier les variations de pression et de température de l’air environnant. Sur ce, il s’avançait vers la cuisine.

Il avait des soucis. Petit à petit, il perdait le sentiment de dormir. Le soir, au moment de se coucher, il pensait au travail de la veille, d’abord logiquement, puis de plus en plus obscurément. Il pensait dormir une fois atteints certains stades d’obscurités trop prononcés pour partager une quelconque ressemblance avec la réalité des choses. Il n’en était pas sûr.
Hier soir, il songeait au devenir de deux synonymes particulièrement proches : paisible et tranquille. Fallait-il distinguer deux catégories ? Les fusionner en une seule ? Si tel était le cas quel terme serait le plus représentatif des deux ? Ces dilemmes imbriqués étaient difficiles à trancher. D’autant qu’ils ne se traitaient pas in abstracto mais donnait lieu à un vif débat personnalisé. Un contributeur influent, Flower4You était favorable à la transformation de tout concept existant en catégorie. Il répétait à qui voulait l’entendre sur l’encyclopédie seconde et l’encyclopédie première, sur Waintck et sur Zào son motto inébranlable : « il n’y a pas de synonymes ». Chaque mot possède sa propre image visuelle et sa propre image sonore : établir un sème pur à partir duquel dériveraient de multiples acceptions distinctes relevait selon lui de l’idéologie.

Face à Flower4You et ses nombreux sympathisants se trouvait l’employeur de Ramaad : la Fondation Wikimédia. Elle souhaitait canaliser la floraison anarchique des catégories sur l’encyclopédie seconde. Ramaad et trois de ces collègues étaient affectés à ce poste stratégique mais ingrat. Ils devaient cartographier l’ensemble des catégories existantes, puis juger sur pièce de leur nécessité ou non. Ils manquaient de temps pour établir un diagnostic sémantique complet. La plupart du temps ils y allaient au jugé. Quelques fois, ils tombaient sur un os — paisible et tranquille, par exemple.

Enfin, la Fondation payait bien… Ramaad était parvenu à mettre quelques milliards d’euros de côté, ce qui lui permettait d’envisager de reprendre une activité moins rémunératrice mais plus plaisante dans quelques mois. A moins qu’il n’obtienne une promotion. Il escomptait beaucoup de la retraite prochaine de Rau Mandala, le préposé aux catégories de l’encyclopédie première. Ses trois collègues étaient bien évidemment sur le coup, mais il était parvenu à les distancer de quelques parsecs en faisant preuve d’un zèle qui confinait au surmenage (en moyenne 7000 catégories nettoyées par mois).

Sur ce il s’avançait vers la cuisine. Une foule compacte l’attendait. Son zào avait fonctionné toute la nuit. Il diffusait en permanence des hologrammes dont la position était déterminée par l’intensité des liens humains : Ramaad voyait ses collègues et amis juste à côté de lui ; certaines relations lointaines (copain d’enfance, clients…) se perdaient dans un horizon de carton-pâte déployé sur les quatre murs de la pièce. Il introduisit deux capsules dans sa machine à boissons et en sortit un jus de pamplemousse frais un chocolat bouillant. Il posa le tout sur la table puis s’adressa à l’hologramme de Kris.
— Des nouvelles ?
Kris avait une soixantaine d’années mais en paraissait trente. Il avait en effet opté pour la fonction rajeunissement lors de l’enregistrement de son profil zào. Il était toujours au courant de tout, de telle sorte que Ramaad avait perdu l’habitude d’afficher les nouvelles sur son écran mural.
— Pas grand chose pour l’instant. Le gouvernement de Kabardino-Balkarie est tombé cette nuit — ça pourrait être définitif. La Chine retarde une fois de plus l’envoi d’une mission sur la Lune. Un couple jugé à Jakarta pour un crime particulièrement atroce. Bref, on s’emmerde…
— Pas de bruits de couloirs ? A l’OC ou ailleurs ?
— Tu sais le 4 août. Ils sont tous en vacances. Les conspirateurs conspirent toujours, mais depuis leur résidence secondaire. Et toi, tout va bien à la Fondation ?
— Je pense. Beaucoup de boulot… En ce moment, je suis un peu en mode « Bonjour, au revoir ». Donc je ne peux pas vraiment te dire si ça bouge.
— Tu as demandé une augmentation ?
— Je te l’ai déjà dit, j’en ai pas besoin. 800 millions par mois, c’est bien assez pour un mec seul. Par contre, si je pouvais changer d’affectation…
— Tes tractations avec le WTF n’ont rien donné ?
— Ils sont d’accord à condition que je passe en licence collective — la propriété intellectuelle pour l’association et rien pour moi. J’aimerais bien que mon roman ait plus de lecteur, mais pas à ce prix-là.
Il reprit une gorgée de chocolat mêlé d’agrume. Il entendit une voix qui n’était pas celle de Kris, ni d’aucun des hologrammes présents :
— Ton train part dans un quart d’heure. Dépêche-toi !
Le conversant s’était automatiquement rallumé — il s’agissait d’un avertissement permanent que Ramaad devait entendre quelque soit ses dispositions. Il quitta la cuisine et ses occupants immatériels, partit s’habiller, se coiffer etc. Il ferma la porte de son appartement à 9h50 et descendit récupérer le prochain RER H, celui de 10h00.

1 commentaire:

Arkanosis a dit…

Encore des catégories en 2041 ? Quelle vision pessimiste de l'avenir ;-)